D’Eiffel a de Castelbajac : revirement et nouvelle pierre à l’édifice légal de la marque déceptive cédée
Par un arrêt du 28 février 2024 (n° 22-23.833) ayant fait l’objet d’une publication au bulletin, la Cour de cassation a fait évolué de manière significative sa jurisprudence, rare en la matière, concernant la déchéance de marque pour cause de déceptivité.
1. Cession de marque patronymique : chantier en cours
Le 3 février 2012, les marques françaises patronymiques JC de Castelbajac (n° 3201616) et Jean-Charles de Castelbajac (n° 1640795), cette dernière ayant par la suite expiré, ont été cédées par la société M. Jean-Charles de Castelbajac, dirigée par le créateur du même nom, à la société Pmjc.
Par un contrat de prestation de services du 21 juillet 2011, M. de Castelbajac avait également convenu de sa collaboration avec la société Pmjc jusqu’au 31 décembre 2015, en conservant la direction artistique de la marque (entendue en son acception commerciale), conservant ainsi un lien avec les signes cédés.
Pourtant, le 21 juin 2018, la société Pmjc a assigné en contrefaçon des marques précitées, et en concurrence déloyale, la société Castelbajac Creative, nouvelle structure constituée par M. Jean-Charles de Castelbajac, ainsi que ce dernier. La société Pmjc leur reprochait de poursuivre leurs activités professionnelles et artistiques en lien avec les marques litigieuses.
À titre reconventionnel, M. Jean-Charles de Castelbajac, défendeur à l’action en contrefaçon, a alors sollicité la déchéance pour cause de déceptivité des droits de la société Pmjc sur les marques litigieuses. M. de Castelbajac a formulé cette demande en raison des usages selon lui trompeurs, et plus précisément déceptifs, que la société Pmjc aurait fait des droits cédés entre la fin de l’année 2017 et le début de l’année 2019.
Cette riposte, dont l’objet était d’obtenir la perte par la société Pmjc des droits sur les marques, a donc mobilisé, notamment, l’application des dispositions de l’article L. 714-6 b) du Code de la propriété intellectuelle, lequel dispose :
« Encourt la déchéance de ses droits le titulaire d’une marque devenue de son fait :
- b) Propre à induire en erreur, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service.»
Sur la déceptivité, la Cour de justice des Communautés européennes avait antérieurement précisé que « la marque ne doit pas être exploitée dans des conditions de nature à tromper effectivement le public ou à créer un risque grave de tromperie » (CJCE, 4 mars 1999, Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola, C-87/97, point 41).
Ainsi, la déchéance permet de sanctionner une marque lorsque le message qu’elle véhicule, au moment de son enregistrement, sur les produits et/ou services qu’elle désigne, ne correspond plus à la réalité, et ce par la faute de son titulaire.
En l’occurrence, cette déconnexion avec le réel, tel qu’il peut être appréhendé par le consommateur moyen, résultait de la rupture, juridique et économique, entre (i) les marques patronymiques litigieuses et (ii) M. Jean-Charles de Castelbajac, porteur historique et mondialement renommé du patronyme concerné et, par conséquent, source originelle de la valeur économique des signes litigieux.
En effet, il sera rappelé qu’un nom patronymique peut constituer un signe distinctif – et ce nonobstant la nouvelle rédaction de l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 13 novembre 2019, lequel a vu disparaitre son ancien point a), mentionnant expressément les dénominations sous forme de noms patronymiques.
Par un arrêt du 12 octobre 2022 (n° 20/11628), la cour d’appel de Paris a confirmé la déchéance sollicitée à titre reconventionnel par M. Jean-Charles de Castelbajac, entrainant ainsi la déchéance des droits de la société Pmjc sur les marques litigieuses.
Cette déchéance a été prononcée pour une partie seulement (mais commercialement significative) des produits et services couverts par les marques litigieuses, à savoir les vêtements pour femmes, hommes et enfants, services de dessinateurs de mode, stylisme et produits cosmétiques et de beauté.
La première difficulté, surmontée par la cour d’appel, tenait au fait que depuis 2006, la Cour de cassation jugeait irrecevable l’action du cédant contre le cessionnaire sur le fondement de la garantie d’éviction (I). Le seconde audace de la cour d’appel a ensuite été de produire sa propre interprétation d’une jurisprudence fixée également en 2006 par la Cour de justice de l’Union européenne ; une audace récompensée (II).
2. Les fondations : l’affaire Inès de la Fressange
Au début des années 90, le mannequin français Inès de La Fressange avait cédé ses « droits de marques existants ou futurs portant sur son nom » à une société tierce, cette dernière s’étant alors engagée à lui consentir un contrat de travail.
Licenciée sans cause réelle et sérieuse en 1999, Mme de La Fressange avait alors sollicité (i) l’annulation de l’ensemble des accords passés à l’occasion de la cession précitée et (ii), à titre subsidiaire, la déchéance des droits attachés aux marques déclinant son nom, en ce compris celles initialement cédées et par la suite déposées par la société cessionnaire.
2.1 L’encadrement de la cession de signe distinctif par le droit propriété intellectuelle
A ce stade, il convient de rappeler la règle fixée puis développée depuis la célèbre affaire « Bordas ».
Dans cette affaire, Pierre Bordas, après avoir cédé les parts qu’il détenait dans la société d’édition du même nom, avait ensuite été contraint de démissionner de ses fonctions de président de cette société.
Par la suite, l’action en justice de Pierre Bordas contre son ancien employeur, fondée sur l’inaliénabilité du nom patronymique, fut rejetée par la Cour de cassation. A cette occasion, la cour suprême consacra la transformation de ce nom en un signe distinctif « qui s’est détaché de la personne physique qui le porte, pour s’appliquer à la personne morale qu’il distingue, et devenir ainsi objet de propriété incorporelle » (Cour de cassation, Chambre commerciale, 12 mars 1985, n° 84-17.163, Publié au bulletin) : le cédant devenait impuissant à défendre son nom patronymique ainsi cédé.
Néanmoins, cette solution a par la suite été exclue en cas de refus expressément stipulé lors de la cession (Cour de cassation, Chambre commerciale, 12 juin 2007, n° 06-12.244, Publié au bulletin), manifestation de volonté également requise, en cas de nom patronymique célèbre, lorsque la société souhaite déposer celui-ci à titre de marque ou l’utiliser comme dénomination sociale, l’accord donné pour l’un ne valant pas pour l’autre (Cour de cassation, Chambre commerciale, 29 janvier 2008, n° 05-20.195).
Ces décisions découlent du célèbre arrêt « Ducasse », du nom du célèbre chef étoilé (Cour de Cassation, Chambre commerciale, 6 mai 2003, n° 00-18.192, Publié au bulletin) :
« Attendu que le consentement donné par un associé fondateur, dont le nom est notoirement connu, à l’insertion de son patronyme dans la dénomination d’une société exerçant son activité dans le même domaine, ne saurait, sans accord de sa part et en l’absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, autoriser la société à déposer ce patronyme à titre de marque pour désigner les mêmes produits ou services ; »
C’est d’ailleurs en application de ces règles qu’a été tranchée l’affaire Eiffel (Cour d’appel de Bordeaux – 16 mai 2011, n° 10/00889) : la compagnie française Eiffel construction métallique, filiale de la société Eiffage, avait demandé au tribunal de grande instance de Bordeaux de prononcer la déchéance des marques dont l’héritier du célèbre ingénieur et industriel français était titulaire.
L’héritier avait alors (i) opposé l’absence de droits antérieurs légitimes et l’existence de dénominations sociales, nom commercial et marques frauduleux et contrefaisants ainsi que (ii) formé une demande d’annulation des marques de la demanderesse en raison de l’indisponibilité du patronyme « Eiffel ».
La cour d’appel avait confirmé la décision de première instance et débouté la filiale de ses demandes, en jugeant que celle-ci ne disposait pas de l’autorisation d’utiliser le patronyme précité, y compris pour le dépôt des marques invoquées au soutien de son action.
La cour d’appel a donc estimé que ce dépôt avait été effectué de mauvaise foi ; la juridiction bordelaise n’a d’ailleurs pas manqué de retranscrire l’interdiction expresse formulée en 1893 par Gustave Eiffel dans le procès-verbal de l’assemblée générale extraordinaire de la société COMPAGNIE DES ETABLISSEMENTS EIFFEL, permettant ainsi à l’ingénieur de mettre, plus d’un siècle plus tard, sa pierre à une forme inattendue d’édifice :
« Afin que personne ne puisse s’y tromper et pour marquer de la façon la plus manifeste que j’entends rester désormais absolument étranger à la gestion des Établissements qui portent mon nom, je tiens expressément à ce que mon nom disparaisse de la désignation de la société » (Gustave Eiffel).
Rappelons enfin que depuis l’ordonnance du 13 novembre 2019, l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle dispose qu’ une marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires, conformément aux usages loyaux du commerce « de son nom de famille ou de son adresse lorsque ce tiers est une personne physique » (la précédente version du texte disposait « le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique »).
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que le droit de la vente compose largement avec les règles fixées en matière de propriété intellectuelle, construction à laquelle participe l’affaire Castelbajac.
2.2 L’irrecevabilité au titre de la garantie d’éviction
Dans l’affaire Inès La Fressange, celle-ci remporta un succès en appel mais subit un échec en cassation.
En effet, la Cour de cassation s’était alors appuyée sur la garantie d’éviction du fait personnel du cédant, en l’occurrence Mme de La Fressange, telle que figurant à l’article 1628 du Code civil.
En application de cette garantie, le cédant ne peut commettre aucun acte, de droit ou de fait, pouvant porter atteinte à la propriété cédée. Cette garantie s’applique y compris en cas de cession d’un signe distinctif, tel qu’une marque.
Sur ce fondement, Mme de La Fressange a été jugée irrecevable en son action en déchéance des droits de la société cessionnaire sur les marques cédées :
« Attendu que l’arrêt déclare Mme de La Y… recevable en son action en déchéance des droits sur les marques, au motif qu’elle a un intérêt légitime à voir prononcer la déchéance de marques dont les signes sont composés de son nom ;
Attendu qu’en statuant ainsi, alors que Mme de La Y…, cédante, n’était pas recevable en une action tendant à l’éviction de l’acquéreur, la cour d’appel a violé le texte susvisé » (Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 31 janvier 2006, n° 05-10.116, Publié au bulletin).
Or, c’est cette position jurisprudentielle que la Cour de cassation va nuancer par son arrêt du 28 février 2024, en y incorporant une exception significative, qui aurait sans doute profité à Mme de La Fressange.
3. L’aménagement : la recevabilité en cas de faute du cédant
Par son arrêt du 12 octobre 2022, la cour d’appel de Paris avait jugé la société Pmjc déchue de ses droits sur les marques litigieuses. Elle avait estimé que la garantie en cas d’éviction ne pouvait trouver à s’appliquer puisque la demande de M. de Castelbajac était fondée, non sur le fait qu’il ne participait plus à la conception des produits commercialisés sous les marques cédées, mais sur la faute de la société Pmjc.
Cette faute correspondait en l’espèce au fait que la société Pmjc avait été condamnée à deux reprises pour contrefaçon des droits d’auteur de M. de Castelbajac (Cour d’appel de Paris, 7 septembre 2021, RG n° 19/13325 et 10 décembre 2021, RG n° 20/04255), ces droits portant sur des décors apposés de manière contrefaisante par la société Pmjc sur ses produits.
Pour la cour d’appel, l’action de M. de Castelbajac était donc recevable.
Or, cette position a été validée par la Cour de cassation qui, dans son arrêt du 28 février 2024, a jugé qu’il devait être fait exception à sa propre jurisprudence de 2006 (précitée) « lorsque l’action en déchéance pour déceptivité acquise d’une marque est fondée sur la survenance de faits fautifs postérieurs à la cession et imputables au cessionnaire » (nous soulignons).
Rappelant en outre la particularité inhérente à la marque composée d’un signe patronymique, elle précise que « le cédant peut être le mieux, voire le seul, à même d’identifier l’existence d’une tromperie effective du public ou d’un risque grave d’une telle tromperie » (pt. 13 de l’arrêt) ce qui, appliqué à l’affaire de Castelbajac, ne manque pas de sens pratique.
La cour d’appel était donc libre d’étudier la demande de déchéance formulée par M. de Castelbajac et de juger que l’utilisation par la société Pmjc des marques de Castelbajac pour les apposer sur des produits contrefaisants, avait eu pour effet de rendre ces marques déceptives.
Dans un arrêt Elizabeth Emanuel (CJCE 30 mars 2006, aff. C-259/04), la Cour de justice de l’Union européenne avait semblé exclure cette possibilité :
« la dénomination Elizabeth Emanuel ne peut être considérée comme étant, à elle seule, de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance de la marchandise qu’elle désigne.
En revanche, il appartiendrait au juge national d’examiner si, dans la présentation de la marque «ELIZABETH EMANUEL», il n’existe pas une volonté de l’entreprise ayant introduit la demande d’enregistrement de celle-ci de faire croire au consommateur que Mme Emanuel est toujours la créatrice des produits portant ladite marque ou qu’elle participe à leur création. Il s’agirait, en effet dans ce cas, d’une manœuvre qui pourrait être jugée dolosive mais qui ne pourrait être analysée comme une tromperie au sens de l’article 3 de la directive 89/104 » (points 49 et 50).
Suivant sa propre logique, la cour d’appel de Paris a estimé que l’affaire de Castelbajac ne réunissait pas ces critères : il n’était pas reproché à la société Pmjc d’avoir fait croire que M. de Castelbajac était toujours créateur des produits portant les marques litigieuses, mais que les produits avaient été « conçus » sous la direction artistique de M. de Castelbajac.
En bonne élève, la Cour de cassation a renvoyé la solution définitive sur ce point à la Cour de justice par question préjudicielle, confirmant là encore que la question de la déceptivité, nonobstant sa rareté en jurisprudence, constitue un chantier en cours, dont l’impact pourrait par ailleurs être significatif en pratique, en particulier à l’occasion de la négociation des actes de cession.